Lettre à un critique d’art désabusé

Mardi, 3 Septembre, 2013 - 09:00

Cher Michel Ragon,

En découvrant le titre de votre dernier ouvrage publié, par les éditions Albin Michel, « Journal d’un critique d’art désabusé (2009-2011) », je veux d’abord vous dire. Cher Michel Ragon, je ne crois pas que vous puissiez jamais être, un homme désabusé. Vous avez connu trop d’équipages. Vous avez, si souvent, incarné la liberté de la critique d’art, face au pouvoir, même, lorsque vous lui avez appartenu, comme commissaire du pavillon français de la Biennale de Venise, alors, que Gaëtan Picon assumait une charge importante, auprès d’André Malraux. De plus, et Dieu merci, vous résistez merveilleusement bien, à une terrible maladie, et ce, depuis bien plus de dix ans. Pour moi, et même, si je ne suis pas totalement d’accord avec vous (ce qui est assez rare…) vous êtes, et demeurerez un modèle difficilement égalable, car, votre production est dense ( une tâche d'encyclopédiste) : 25 ans, puis 50 d’art vivant, puis, la colossale Histoire de l’architecture mondiale, votre abondante oeuvre de romancier, etc, etc. Comment, ne pas être en accord avec vous, lorsque vous écrivez : « Ce n’est pas parce que le communisme a fait faillite que le capitalisme est une solution d’avenir. Ce n’est pas parce que l’art abstrait semble en fin de parcours que l’art figuratif a encore quelque chose à dire. ». Dans ce contexte, il faut réétudier Marcel Duchamp. Fabrice Mèze a réalisé trois films, riches de très nombreuses archives, qui redéfinissent bien l’esprit, et l’action de celui que les acteurs officiels de l’art contemporain choisissent à tort, depuis plusieurs décennies, comme référence absolue. Puisque, vous égratignez un peu, notre excellent ami, Pierre Cabanne, autorisez-moi a rappeler qu’il fut l’un des premiers en France, à obtenir de Marcel Duchamp un entretien apprécié, édité chez Pierre Belfond, en 1966. Vous avez raison, notre ami Pierre Cabanne n’était pas un critique d’art, très clairvoyant, mais, comme vous le dites un « remarquable historien de l’art moderne ». Vous évoquez Gustav Metzger. Sachez qu’il n’est pas oublié. Thierry Raspail lui a rendu hommage, l’an dernier, au Mac de Lyon, où vous me fîmes un jour l’honneur de donner une conférence, avec Pierre Restany. Quel fabuleux souvenir ! A un moment, vous analysez les propos d’Emile Zola, vous êtes plutôt sévère : « Zola s’attarde sur une peinture de ratés, de faussaires, de copieurs. Rien à voir avec les Impressionnistes. » Que vous escornifliez l’auteur de « L'Œuvre », n’est pas pour me déplaire. Ce poseur qui vola aux frères Goncourt ,le mérite d’avoir imaginé le Naturalisme. De jeunes historiens ou commissaires d'expositions, sans scrupule, vous ont trop souvent écarté de Cobra. Je continue à contribuer, modestement, à la réparation de cette injustice, peut-être d’autant plus, parce que vous êtes à l’origine de la première exposition du Groupe Cobra, en France, en 1951, année de ma naissance. Andrée Doucet, veuve de Jacques Doucet, le Cobra français, et ses nombreuses sollicitations de textes pour le prodigieux travail de mémoire qu’elle réalise, joue peu à peu en votre faveur. Vous m’avez dit un jour : « l’essentiel est de ne pas mourir. » Pour moi, vous ne mourrez jamais. Votre œuvre est encore très présente dans l’esprit des jeunes générations. Pour un critique d’art désabusé, votre langage reste d’une verdeur gaillarde. Vous osez écrire, à propos du marché de l’art : « Y a-t-il vraiment une crise, de plus, dans le marché de l’art ? Disons que si les souteneurs tendent à disparaître, les putains restent. » Aurai-je eu cette audace ? En tous cas, mille bravos !... Je lis avec délectation que vous n’épargnez pas Jean Clair : « Lorsque, nous nous rencontrions souvent, au moment, où il dirigeait la revue L’Art Vivant, il manifestait une aversion pour la muséographie. Entré au Centre Georges Pompidou, comme conservateur, et alors, que je m’en étonnais, il me répliqua : « C’est pour mieux le détruire.»  Sa carrière, si brillante de conservateur n’a détruit ni la muséographie, ni Jean Clair. Pas détruit, mais changé. Lui qui, au temps de L’Art Vivant défendait une certaine avant-garde, notamment l’œuvre toute nouvelle, et iconoclaste de Buren, a fini par vomir tout ce dont le jeune homme se nourrissait. Et maintenant qu’il est  retraité des musées, et académicien, que pense-t-il, franchement de Picasso ? » Il faut savoir que Jean Clair a beaucoup écrit sur Picasso, et dirigé, dans le Marais, le musée qui lui est dédié. Je suis assez fier d'avoir, dès la lecture de la déloyale attaque de Benoît Decron, dans le catalogue de l'exposition Chaissac-Dubuffet, pris votre parti. Connaissant les lettres que vous adressait Chaissac, dès 1947, je savais que vous aviez été à l'avant-garde de la découverte de l'impétueux membre de la compagnie de l'Art brut. Oserai-je revenir, pour clore cette lettre, à votre opinion sur la critique d’art. On sent bien à vous lire que vous faites la différence entre le journaliste et le critique d’art. Le premier n’a pas selon moi, la compétence qui fait l’utilité du second. Vous fûtes, bien avant moi, un admirateur de Paul Léautaud, de son journal, de sa liberté complète, de son style : un sujet, un verbe, un complément. Mais voici, que tout à coup, vous réprouvez le sémaphore du Mercure de France, l’ermite de Fontenay, le perpétuel insurgé. Vous déclarez : « Toutefois, si l’on compare la critique théâtrale de Paul Léautaud à la critique d’art de Félix Fénéon, son contemporain, le plus médiocre est évidemment le critique théâtral. L’immense talent de Fénéon écrase le besogneux Léautaud. » Très cher Michel Ragon, rien jamais n’écrasa Paul Léautaud, son indépendance absolue le situait très au-dessus de cela. Comme vous, il n’épargnait personne. Et moi, qui admire tout à la fois, Paul Léautaud et Michel Ragon, comment pourrais-je être complaisant ? Je viens de relire un abondant choix de pages tirées du Journal, et, je suis toujours entièrement conquis, par Léautaud qui fut, ne l’oublions jamais, l’un des premiers, et indéfectibles soutiens du Capitaine Albert Dreyfus. Pour conclure, vous dirai-je, cher Michel Ragon que ce qui compte n’est pas d’avoir raison, mais de dire, le plus simplement du monde, notre vérité. Cet exercice, vous l’accomplissez avec bonheur, depuis votre arrivée à Paris, et mieux encore, depuis que vous écriviez, à Nantes, sur vos amis poètes. Désabusé, Michel Ragon, jamais de la vie... Editions Albin Michel. Broché. 200 p. 18€. www.albin-michel.fr